18 septembre 2006

Ce que veulent les jeunes marocains

Nadia Lamlili

A la demande du Haut commissariat au plan, un millier de jeunes bacheliers se sont projetés en 2030. Ils rêvent d'un Maroc édénique où règnent les nouvelles technologies, d'une Palestine libérée et d'une Amérique anéantie. Dans “le plus beau pays du monde”, les jeunes perpétuent les illusions de leurs pères.En 2030, nos jeunes rêvent d'un poste d'emploi supérieur, d'un Maroc high tech, branché Internet et ne souffrant d'aucun mal social. Les grandes tendances de l'enquête de prospective réalisée par le Haut commissariat au plan paraissent à priori très optimistes pour l'avenir d'une jeunesse à qui on attribue des tendances rétrogrades. Mais attention à ne pas s'emballer ! Le travail du HCP reste partiel dans le sens où il n'a pas consulté toutes les catégories de jeunes. L'échantillon a porté sur 1271 élèves en deuxième année du baccalauréat dans des lycées se trouvant dans les chefs-lieux de province, ce qui renvoie à leur catégorie sociale, plus ou moins favorisée. Les ruraux ne sont pas concernés. Sans eux, une grosse part de la vérité est absente. Les résultats de l'enquête du département de Lahlimi sont donc à prendre avec beaucoup de précautions. “Attention à ne pas faire trop de croisements au risque de déformer les projections ! C'est une enquête d'opinion. Chacun peut l'interpréter comme il veut”, tiennent à préciser les responsables de ce travail. Mais alors, si tout le monde peut faire son interprétation, à quoi sert une enquête ? Il est clair que le souci du HCP est beaucoup plus symbolique (voire même politique) pour montrer que malgré tout, nos jeunes sont confiants dans leur pays et rêvent d'un avenir meilleur. A la veille des élections et après deux grandes enquêtes sociologiques (celle diligentée par l'Economiste et celle sur les valeurs) ayant établi un retour inquiétant au conservatisme, le HCP cherche à véhiculer le message suivant : ces jeunes aiment leur pays ! Leur confiance se manifeste à travers trois questions-clés :
1- Quel métier exerceriez-vous en 2030 ?
Les réponses sont révélatrices. 73,9% des enquêtés se voient cadres supérieurs et 23,2% cadres moyens. Filles et garçons partagent cette aspiration sans distinction de sexe. Les jeunes ne rêvent plus uniquement de la fonction publique. Le point saillant de cette question, et c'est peut-être la vraie révélation, est l'intérêt croissant pour les nouveaux métiers dans le secteur privé. Les responsables de l'étude n'ont pas établi leurs statistiques par nature de métier (ce qui est fort dommage !), mais, à voir les réponses, il y a franchement un changement dans les schémas traditionnels. Avant, les jeunes rêvaient de devenir profs, médecins, pilotes… Actuellement, ils veulent devenir patrons de boîte de nuit, gérants de restaurant, entrepreneurs, psychiatres, ingénieurs dans le secteur de l'agro-industrie (appréciez la précision !), traducteurs, guides touristiques, femmes- flics, une panoplie de jobs new wave, tendance probablement liée au développement des mentalités et à l'essor économique des secteurs touristique et social. “Les métiers sont une histoire de représentations et d'idéaux. Avant, on idéalisait les métiers d'enseignant et de banquier, ensuite ceux d'ingénieur et de médecin, parce qu'ils étaient synonymes de stabilité sociale. Les nouvelles générations sont confrontées à de nouveaux idéaux, représentés par exemple par les cadres d'entreprise qui gagnent bien leur vie et qui savent le montrer”, analyse HichamTyal, psychiatre. L'attrait pour tel ou tel métier est lié, selon cette approche, au pouvoir de l'argent et de la réussite sociale, ce qui est plausible si on prend en considération le niveau de vie des interviewés : 85,8% de l'échantillon interrogé ont un père déjà cadre supérieur ou assimilé. Il est donc tout à fait normal que leurs rêves soient inspirés par leur contexte personnel. La tendance vers “les carrières brillantes” et “la recherche de l'argent” a d'ailleurs déjà été soulignée par l'enquête de l'Economiste.Fouad Abdelmoumni de l'association de micro-crédit Al Amana pense que cet intérêt pour les métiers supérieurs vient aussi du fait que les jeunes sont des bacheliers, ouverts aux perspectives d'avenir, contrairement aux universitaires par exemple qui sont beaucoup plus sceptiques quant à leur insertion dans le marché de l'emploi. “En plus, quand on leur propose une échéance qui tient de la calende grecque (ndlr : 2030), Il est tout à fait normal qu'ils pensent au meilleur, au rêve. Le chômage des cadres sera conçu comme une étape difficile, appelée à être dépassée”, explique Abdelmoumni.
2- Où voudriez-vous résider ?
À tort ou à raison, le HCP fait de la réponse à cette question une raison de fierté. 63,2% des enquêtés projettent de vivre au Maroc contre 38,5% à l'étranger. Bon, il est vrai que tout le monde s'attendait à une prééminence du quota de candidats à l'émigration, vu le débat mondial et la prolifération des réseaux de clandestins. Mais, il faut toujours garder à l'esprit la nature de l'échantillon de l'enquête : de futurs bacheliers ouverts sur l'avenir. Le rêve, encore le rêve ! “Ce n'est pas forcément l'amour du pays qui dicte cette réponse. On se rend compte, grâce notamment aux médias, que la vie en Europe devient de plus en plus difficile”, explique Tyal.Et malgré tout, un tiers d'entre eux veut aller vivre ailleurs, ce qui est loin d'être négligeable. A ce niveau, l'étude ne peut pas renseigner sur l'ampleur du phénomène car elle a concerné uniquement les bacheliers citadins. Or, d'après Khalil Jemmah de l'Association des familles de victimes de l'émigration clandestine, les catégories les plus vulnérables se trouvent dans les campagnes. “L'étude a exclu les candidats potentiels à l'émigration que sont les jeunes ayant abandonné l'école très tôt, les universitaires et les chômeurs diplômés”, argumente Jemmah. Ces trois catégories ont été établies à l'issue d'une enquête effectuée par l'AFVIC en 2001, où l'association a démontré la prédominance d'une psychologie de migrants qui se développe dès l'enfance. Le “tiers” candidat à l'émigration requiert toute son importance du fait qu'il souligne un état d'esprit réel. Il est intéressant à cet égard de souligner les formules stéréotypées dans lesquelles les interviewés ont exprimé leur envie de partir : Moukim Fi Addiar Al Faranssia (résidant en France). Rappelez-vous ! C'est cette expression en arabe qui est utilisée dans les campagnes de communication au profit des MRE. “La façon avec laquelle les institutions officielles communiquent sur le retour des MRE nous porte à chaque fois préjudice. On les présente comme des stars. Bercés par le rêve, nos concitoyens sont de plus en plus nombreux à vouloir partir coûte que coûte”, se désole l'AFVIC. Au risque de froisser le HCP, le défi sera encore plus important pour une jeunesse qui, malgré le durcissement migratoire, cherchera à partir par tous les moyens. “Il y a une contradiction flagrante entre cette recherche d'un avenir brillant et l' envie de partir avec tous les risques de l'exil”, remarque de son côté le professeur Driss Moussaoui, membre du collectif Modernité et démocratie.
3- Quels titres dans la presse ?
À elle toute seule, cette question est une mine d'informations pour les sociologues. Sans surprise, les jeunes perpétuent les préoccupations de leurs aînés : résolution du conflit du Sahara, libération de la Palestine, destruction de l'Etat d'Israël et cette envie très revancharde d'assister à la chute des Etats-Unis. Les titres imaginés soulignent encore une fois la radicalisation de nos jeunes et leur manque de créativité. Quand il s'agit de politique ou d'union arabe, ils réfléchissent comme des vieux. “C'est normal puisque ces problèmes ne s'arrangent pas, matraquage médiatique aidant. La question est la suivante : un Etat peut-il avancer sans éradiquer ces goulets ?”, s'interroge le psychiatre Tyal. Pour les experts du HCP, l'intérêt des jeunes pour l'union de l'UMA et des pays arabes traduit “leur intégration dans l'esprit de la mondialisation”. Trop forts ces experts ! Et pourquoi ne pas dire qu'ils subissent les séquelles du panarabisme hérité de leurs pères et perpétué par les médias du Golfe?Même pour l'actualité nationale, les jeunes restent prisonniers de leur contexte. 29,3% ont pensé à des titres liés au développement humain comme l'éradication de l'analphabétisme, du chômage et de l'habitat insalubre. Notez le mot “éradication”. A priori, les jeunes manifestent de l'intérêt aux questions sociales. Mais sans plus. “C'est une génération extrêmement pauvre intellectuellement . Savent-ils que l'éradication de l'analphabétisme est programmée pour bien avant 2030, pour 2010 ? Les jeunes transposent le matraquage des médias sans Ijtihad, sans intelligence”, se révolte Abdelmoumni. Même quand il leur arrive d'être créatifs, ils imaginent des solutions-miracles pour résoudre les problèmes du pays comme la découverte du pétrole ou l'intégration du Maroc dans l'Union européenne.Le même constat s'applique aux titres politiques choisis par 23,4% des interviewés. Ces titres ont été faits dans des formules soit stéréotypées: “Libération du Sahara”, “Fin du conflit entre le Maroc et l'Algérie” ; soit farfelues : “Invasion du Maroc par le Congo” ; ou encore surréalistes : “Le Maroc fabrique sa première bombe atomique”.Il n'en demeure pas moins que les jeunes connaissent les problèmes socio-économiques du Maroc et arrivent à les formuler clairement. Ce qui n'est pas le cas de l'actualité internationale, assez compliquée. On passe des titres-catastrophes comme l'assassinat de Bush, tsunami, peste, séisme aux Etats-Unis, à des titres “peace and love” comme la fin des guerres dans le monde et la destruction des armes nucléaires. Décidément, ils sont insaisissables ces jeunes !
Médias. Internet, le beau, le magnifique !
C’est peut-être le seul résultat incontestable de l'étude du HCP. À la question “Quel média consulteriez-vous en 2030 ?”, 71,4% des jeunes répondent “Internet”, contre 13,4% “la télévision”, 8,7% “un autre support à créer”, 5,6% le journal et 0,9% la radio. Ce changement pour les NTIC que tout le monde voit venir ne concerne pas uniquement le Maroc. “Et il n'a rien de surprenant”, lâche un futurologue. Savez-vous que les dernières statistiques de Maroc Telecom indiquent que le parc ADSL a réalisé une croissance de +141% par rapport à juin 2005 ? Au-delà de cette euphorie technologique, il y a une réalité sociale intéressante à relever : les jeunes sont conditionnés par leur contexte et ne font pas preuve d'imagination. “Ils ne lisent pas la presse maintenant, comment voulez-vous qu'ils la lisent demain ?”, s'indigne Abdelmoumni. Internet, c'est la liberté, l'interactivité, le manque de censure… Rien de nouveau dans cette préférence : les choix sont dictés par le matraquage publicitaire.