Fatima Jenn, 40 ans, née au Maroc, établie en Alsace, aime les mélanges. Elle s'engage, dans sa vie professionnelle et ses activités associatives, en faveur de la diversité, productrice de richesse et de paix sociale. Le communautarisme la fait hurler. Une personnalité étonnante et détonnante.
La maison alsacienne paraît quelque peu perdue dans un environnement essentiellement constitué de collectifs. Dans le salon, sous les poutres apparentes, une confortable banquette garnie de coussins brodés occupe trois murs. Le thé à la menthe est accompagné d'un assortiment de gâteaux - ah les divines cornes de gazelle ! - rapportées de Casablanca. Le mélange commence là, dans ce décor mi alsacien, mi marocain. Il se poursuit dans le patronyme de notre interlocutrice. Fatima, la Marocaine, a épousé un Alsacien. Son mari et le père de ses deux enfants de 17 et 12 ans, travaille à la SBB, les chemins de fer suisses, à Bâle.Fatima est née dans une famille « très conservatrice », propriétaire depuis des générations d'une exploitation agricole dans les environs de Casablanca. Son père, aujourd'hui âgé de 82 ans, était un militant, engagé dans la politique. Il a présidé pendant des années une organisation agricole et fut conseiller municipal et maire d'un village. La famille cependant réside en ville et c'est à Casablanca que Fatima poursuit ses études, en français, jusqu'au bac. Elle écrit alors à plusieurs universités françaises. Celle de Haute-Alsace accepte son inscription en physique-chimie, dans le droit fil de ses études secondaires.
Le commerce international avec un diplôme de physique-chimie
« Ce n'était pas la branche que je préférais, mais au Maroc, j'étais sur des rails. Impossible d'en sortir. Si j'avais eu le choix, j'aurais fait des études en commerce international », dit Fatima. Elle persévère néanmoins en physique-chimie, mais dès l'obtention de son diplôme, elle entreprend des formations en gestion d'entreprise et en informatique, au Gifop, l'organisme de formation de la CCI de Mulhouse, et par l'enseignement à distance. Fatima ne connaissait personne lorsqu'elle a débarqué à Mulhouse en 1983. Mais elle n'est pas du genre à rester longtemps isolée. Expansive et extravertie, elle constitue son réseau, ou plutôt ses réseaux puisqu'ils s'étendent de part et d'autre de la Méditerranée.Fatima Jenn crée avec six partenaires marocains la société « Espace formation découverte ' tourisme » dont le siège est à Casablanca et qu'elle dirige à partir de Mulhouse. EFDT propose des prestations de service économiques et culturelles à des entreprises françaises souhaitant se développer au Maroc. Elle travaille avec deux centres régionaux d'investissement au Maroc, créés récemment, et compte monter un guichet unique pour les investisseurs. « Mon ambition, dit-elle, est de faire venir, en sens inverse, des investisseurs marocains en Alsace ou du moins de provoquer des partenariats. » La dimension culturelle de sa société vise à faire découvrir un Maroc différent de celui des circuits touristiques traditionnels. « J'organise des voyages découverte pour des chefs d'entreprise, des associations, voire des particuliers qui veulent sortir des sentiers battus. J'aime donner du sens à ce que je fais. Mon but est d'aider deux mondes, deux cultures, à se rapprocher ».
On rencontre un pays en partageant la vie de ses habitants
Si les gens le souhaitent absolument, elle réserve des chambres au prestigieux Royal Mansour à Casablanca, mais elle préfère les emmener chez l'habitant. « On rencontre vraiment un pays lorsqu'on partage la vie quotidienne des gens et leurs traditions. Contrairement au tourisme de masse, ce tourisme là est non seulement culturel, mais aussi solidaire. Il pousse les hôtes à mettre en valeur leur habitat, en construisant du neuf ou en rénovant l'ancien, et contribue au développement de régions pauvres du Maroc. »Fatima a ainsi le sentiment de rendre aux deux régions auxquelles elle tient le plus un peu de ce qu'elles lui ont offert. « Je me sens redevable au Maroc qui m'a donné la vie, mais aussi à l'Alsace qui m'a accueillie et m'a permis de me développer. Elle n'a pas mauvaise conscience d'avoir quitté le Maroc - contrairement à ses quatre frères et soeurs restés au pays - pour une vie sans doute plus confortable en France. « Mon objectif, c'est d'apporter du positif aux deux régions. Être née au Maroc est une richesse dont je peux faire profiter mes concitoyens alsaciens. Lorsque j'accompagne une délégation alsacienne au Maroc, je me considère comme un pont entre les deux pays. » Fatima rêve de « réconciliation » entre deux cultures, deux tempéraments, deux personnalités. « Les Marocains sont un peuple tolérant, hospitalier malgré la pauvreté. Très croyant aussi. C'est bien, parce que leur foi les aide à supporter la misère. Mais par ailleurs, il ne font rien pour en sortir et attendent qu'Allah les aide. Les Français, eux, sont d'éternels râleurs. Ils ne se rendent pas compte qu'ils vivent dans le plus beau pays du monde. Ils connaissent actuellement quelques difficultés, dues à la mondialisation ? Et alors ? C'est difficile partout. Il faut s'adapter. »Fatima travaille, dit-elle, au « melange » des deux mentalités. La jeune chef d'entreprise mulhousienne serait heureuse de pouvoir enfoncer quelques coins dans le fatalisme marocain - ne serait-ce qu'en inculquant aux salariés quelques notions du temps - et dans les rigidités sociales françaises. « J'espère que mon action, positive, sera un jour contagieuse », dit-elle.
Il y a urgence à faire connaître le vrai visage du monde arabe
Pour permettre aux Mulhousiens de « rencontrer l'autre et de s'enrichir grâce à la découverte de pratiques et de regards différents », Fatima Jenn a créé en janvier 2002 le Centre culturel du monde arabe. Elle y songeait depuis longtemps. Le 11 septembre a accéléré le mouvement. « Il y avait urgence à faire connaître le vrai visage du monde arabe, loin du terrorisme et du fanatisme. »Le Centre, qui a suscité quelques réactions de suspicion au départ, s'est imposé par la qualité des expositions, débats, concerts organisés pour montrer les spécificités de chaque pays arabe, le Maroc, la Tunisie, la Syrie, l'Égypte. Le colloque sur la question migratoire dans les relations euro-maghrébines a réuni en novembre à Mulhouse entre autres Catherine Vautrin, ministre déléguée à la cohésion sociale, et l'écrivain Tahar Ben Jelloun.
J'en veux aux immigrés qui retournent au pays en donnant l'impression de rouler sur l'or
Fatima a une opinion très nuancée sur l'immigration. « Je comprends que de nombreux Africains veuillent venir en France pour changer leur situation. Mais l'immigration doit respecter des règles, se faire dans l'humanisme, pas dans l'anarchie. J'en veux aux immigrés qui, avant de retourner au pays, s'achètent des belles voitures, des fringues, des cadeaux, des symboles de richesse qui donnent l'impression qu'ils roulent sur l'or en France. Les autres se disent, pourquoi pas moi ? Le co-développement des pays africains est une meilleure solution et j'essaie d'y contribuer à mon niveau en participant au Maroc au développement de régions qui engendrent l'immigration. » Musulmane mais pas pratiquante - « l'islam que je connais est modéré et libéral, une histoire entre Dieu et l'homme, personne n'a à s'en mêler » - Fatima estime qu'elle est la mieux placée pour dire un certain nombre de vérités et éviter à ses concitoyens de tomber dans le piège des extrêmes. « Je ne permettrai pas qu'on falsifie ma religion ou ma culture, mais je suis avant tout républicaine et contre toute forme de communautarisme. Les gens sont communautaristes par ignorance, par peur de l'autre. Si on veut une France multiculturelle, il faut commencer par recréer des quartiers mélangés. Mulhouse est riche de sa diversité, mais celle-ci n'est pas suffisamment exploitée. »