Depuis la fin des années 90, les réunions se multiplient sur l'organisation et la gestion des flux migratoires et l'endiguement de l'immigration clandestine. La dernière a eu lieu à Rabat, en juillet. Chefs d'Etat, ministres, hauts fonctionnaires et experts tentent de trouver des solutions durables aux problèmes que posent les déplacements volontaires ou forcés de populations. Ces rencontres se donnent pour objectif d'aboutir à une vision commune, premier pas vers des actions concertées à plus long terme. Elles constituent, en outre, un lieu d'échanges d'expériences en matière de prévention et de répression.
La philosophie qui sous-tend ces réunions fait cependant abstraction des causes réelles qui sont à l'origine de ces flux. On oublie trop souvent que ceux qui partent de chez eux, que ce soit à la recherche d'un travail ou pour solliciter une protection, viennent des mêmes pays. Ce constat d'une apparente banalité laisse caché l'essentiel : les migrants, les demandeurs d'asile et les réfugiés empruntent les mêmes itinéraires, voyagent dans les mêmes conditions, utilisent les mêmes moyens de transport, ont recours aux mêmes organisations de passeurs et partagent souvent le même sort dans les pays de transit et d'accueil. Les statuts juridiques entre eux constituent un continuum complexe et non une rupture radicale. Quelle est aujourd'hui la différence sociale entre un clandestin, un demandeur d'asile et un réfugié à Malte ou en Egypte ?
Tous les Etats et les agences internationales sont confrontés dans le même mouvement aux migrants, demandeurs d'asile et aux réfugiés ; et, trop souvent, il est impossible de décider, sauf arbitrairement, qui relève de la migration de travail et qui relève de la convention de Genève. L'on peut être réfugié séjournant dans un camp, partir pour tenter sa chance ailleurs et, ce faisant, se retrouver dans la condition d'un clandestin, circulant de façon irrégulière d'un pays à l'autre dans la plus grande insécurité.
La tension entre la figure du migrant et celle du demandeur d'asile a eu pour effet de miner la légitimité du droit d'asile et a introduit un soupçon permanent sur toute demande de protection. Or, ce n'est pas seulement tel ou tel groupe qui nécessite une protection ; ce sont tous les migrants qui en ont besoin, quelles que soient leurs conditions juridiques et où qu'ils soient.
Les débats qui opposent aujourd'hui les tenants d'un discours sur le contrôle des frontières comme moyen de réguler les flux migratoires et les défenseurs de la «liberté de circulation» oublient trop souvent que les mouvements de population se font depuis des sociétés où l'Etat est soit inexistant, soit privatisé, soit en déliquescence. Mais, de plus, les nombreuses réunions intergouvernementales ou internationales, et celle de Rabat n'y a pas échappé, font l'économie d'une réflexion sur deux dimensions essentielles qui gouvernent les modalités de distribution des richesses et des statuts et qui ne sont pas sans effet sur les dynamiques migratoires. L'une concerne le droit, ses pouvoirs et ses usages effectifs au sein de ces sociétés, l'autre, la politique comme processus pacifique et régulé de compétition pour l'exercice du pouvoir.
Nous avons réalisé plusieurs enquêtes dans plus d'une dizaine de pays sur les thèmes qui nous préoccupent ici. Dans la parole des migrants, il est toujours question d'injustice et de justice. Leurs récits décrivent essentiellement une accumulation de différends et de torts et leurs tentatives vaines pour les transformer. L'exil signe une double impossibilité politique et ontologique : ne pas pouvoir témoigner de son injustice et ne pas avoir les moyens de la réparer. Jamais les personnes ne sollicitent un quelconque droit à une «liberté de circulation».
Et la «transgression» des frontières n'est pas pour eux un jeu ludique mais représente toujours des risques considérables. Aussi, un débat sur la liberté de circulation ou sur le contrôle des frontières n'a de sens politique que par rapport à l'existence d'intérêts complémentaires ou contradictoires des Etats.
Que signifie une «liberté de circulation» pour des personnes et des populations sans Etat, c'est-à-dire sans un pouvoir légitime capable de négocier et de définir avec les autres Etats les règles de la libre circulation des personnes ? Un Somalien nous a dit un jour : «A Tripoli, la police m'a arrêté et a vu que je n'avais pas de papiers, pas de passeport. Mais qui m'aurait donné un passeport ? Nous n'avons ni administration ni gouvernement en Somalie.» Cette situation n'est nullement singulière, contrairement à ce que l'on peut croire.
Le droit d'aller et venir devrait être un droit fondamental, et il importe qu'il soit en permanence tenu pour une exigence à accomplir. Ce n'est pas le principe qui pose un problème, ce sont ses conditions historiques de réalisation dans un monde où la concentration du pouvoir politique, économique et scientifique dans un petit nombre de pays fonde une domination sans précédent. Ce sont des millions de personnes («déplacés internes», migrants à la recherche d'un travail, déboutés du droit d'asile, etc.) qui s'exilent et qui ne bénéficient ni de la protection du Haut-Commissariat aux réfugiés, ni d'aucun Etat. Des populations devenues embarrassantes pour tout le monde et que les égoïsmes nationaux ne prennent ni en compte, ni en charge. Si l'on admet que les questions relatives aux migrations ne sont pas sans rapport avec l'organisation politique du monde, alors il faudra admettre que seule une instance internationale de protection des migrants est en mesure de protéger ces populations sans défense.
Pas seulement pour le respect des droits fondamentaux des personnes, mais également dans l'intérêt même des Etats.
Paulin kuanzambi
Réfugié Angolais au Maroc
Résponsable de proximité
Bureau AFVIC/CASA