29 mai 2006

L’émigration vers les pays du Golfe



LAMIA BOUZBOUZ
Gazette du Maroc
04 Juillet 2005

Entretien avec
Abdelfattah Ezzine,
sociologue, chercheur.

C’est déjà la "saison des MRE", et de nouveau, on parle un peu trop de ceux résidents en Europe et l’on continue d’ignorer ceux en provenance des pays du Golfe. Ces pays qui abritent particulièrement de jeunes marocains qui, en l’absence d’un statut d’immigré, s’adonnent ou subissent toutes formes d’exploitations. Des dérapages qui se produisent au vu et au su des gouvernements concernés. Le nombre des Marocains installés dans cette région est pourtant loin d’être négligeable. Pratiquement 10 % des MRE. Pas moins de 31.269 Marocains, dont 20.000 en Arabie Saoudite, 8.359 aux Emirats arabes Unies et 2.910 au Sultanat d’Oman.
Abdelfattah Ezzine, sociologue marocain, est installé depuis deux ans au Sultanat d’Oman où il effectue actuellement un travail de recherches sur l’émigration féminine marocaine dans les pays du Golfe. Dans cet entretien, il nous livre ses conclusions sur les caractéristiques de cette émigration souvent mal vue, parce que mal gérée.

La Gazette du Maroc : quels sont, selon vous, les caractéristiques de la migration féminine marocaine dans les pays du Golfe ?
Abdelfattah Ezzine : on ne dispose pas d'études ni de recherches ou de recensements disponibles et fiables concernant la migration marocaine, féminine surtout, vers les pays arabes. De plus, la migration, qui intéresse l'Etat et les chercheurs, reste la migration vers l'Europe. Il est vrai que l'enjeu que représente cette dernière est de taille par rapport à celle qui s'opère vers les pays arabes y compris les pays du Golfe, mais cette dernière migration est vecteur de plusieurs maux et pathologies. Malgré ces handicaps de type politico-administratif, socio-culturel et scientifique, on peut avancer, d'après les enquêtes, les entretiens et les observations de terrain que j'ai menés durant deux années, elle est devenue un phénomène de société depuis l'arrivée des " touristes arabes " au Maroc au début des années 80. Avant, la migration vers les pays du Golfe n'attirait que les femmes âgées et analphabètes et assumaient les tâches domestiques comme gouvernantes. Avec la découverte de cette main-d'œuvre bon marché et bien formée mais aussi mal informée, cette migration va s'accélérer vers les pays qui tolèrent la présence de la femme dans les espaces publics. Ces immigrées vont travailler surtout dans le secteur de l'hôtellerie et les salons de beauté. Ensuite, comme les portes de l'Europe vont être fermées devant les immigrés et avec le chômage galopant des jeunes diplômés, de nouvelles catégories d'immigrées viennent grossir le nombre. Seulement, les temps ont changé et le marché se limite, ce qui va ouvrir un nouveau secteur d'emploi : la restauration avec tous les services accessoirement liés (serveuse, barmaid, chanteuse et danseuse).
LGM : quelle tournure prend la migration des jeunes femmes marocaines dans ces pays ?
A.E : cette migration souffre d'une juridiction qui handicape le statut de l'immigré. Il s'agit, dans ce contexte de "wafide" et non de "mouhajir", c'est-à-dire d'un salarié appelé à effectuer une tâche précise qui va durer tant que le marché lui est favorable et l'employeur est satisfait. Une fois le contrat rompu, le "wafide" est renvoyé à son pays. Il n'y a pas de droit cumulé par une ancienneté quelconque, même les enfants nés là-bas n'ont pas droit à une quelconque nationalité. Le mariage mixte n'est pas toléré par la loi dans les pays du Golfe, sauf, en général, pour les hommes handicapés. Pire ! toute personne, sollicitant l'octroi de la nationalité du pays d’accueil après plus d’une décennie de séjour comme le stipulent les lois, se trouve être privée de la double nationalité. L'immigré, arrivé au pays d'accueil, se trouve sous la coupe du "kafile". Une sorte de parrain ou tuteur qui lui retire son passeport et le muni d'une carte de travail faisant office de pièce d'identité. Il n'a droit à aucune activité à caractère syndical ou autre visant à défendre ses droits bafoués. Le "kafile" a tous les pouvoirs sur son salarié puisque ce dernier ne se trouve pas sous la protection de l'Etat du pays d'accueil et, les deux ne sont pas égaux devant la loi du pays d'accueil.
LGM : comment se déroule donc le séjour d’un immigré là bas ?
A.E : dans le manque d'encadrement des immigrés et leur ignorance des lois réglementant les contrats de travail, la majorité se trouve lésée. Une fois, entre les mains du "kafile" avec un contrat profitant à ce dernier, notre immigré se trouve dans le pétrin. Les contrats de travail sont vendus à des prix très élevés et l’immigré doit souvent travailler une année entière pour les payer. Pour les jeunes femmes immigrées, la situation est plus compliquée. Ayant signé un contrat couvrant les travaux domestiques ou similaires dans le secteur de l'hôtellerie, la nouvelle recrutée se trouve dans un processus de rodage pour accepter à monter sur scène en tant que danseuse ou chanteuse. On trouve aussi des personnes qui immigrent dans le cadre d’un contrat avec un groupe artistique. A côté de celles-ci, se trouvent les immigrées saisonnières qui profitent des saisons touristiques dans les pays du Golfe ou des visas de courte durée pour "transhumer" entre le Maroc et leurs pays de destination. Heureusement cette situation n'est pas la seule en vigueur. Il y'a des "kafiles" qui respectent les lois en vigueur et des "wafidines" et "wafidates" qui travaillent pour gagner leur pain honnêtement. Une réforme du cadre juridique de cette migration arabo-arabe profitera à tout le monde surtout avec les prémisses de la création d’un "marché commun" arabe où les Arabes doivent travailler pour la libre circulation des produits et des ressources humaines.
LGM : que faire pour garantir un "statut" et un minimum de droits pour ces jeunes femmes ?
A.E : il faut venir en aide à cette migration non seulement dans les pays du Golfe mais dans tout le monde arabe. Pour le Maroc, je constate qu’au moment où on parle des droits des immigrés surtout ceux vivant dans les pays occidentaux, on oublie catégoriquement ceux résidents dans les pays arabes. Et, les femmes sont le maillon le plus fragile et fragilisé par cette situation. Les mesures à suivre pour accompagner l’assainissement social, économique et politique de cette migration doivent émaner d’une volonté politique des partenaires officiels par la mise en œuvre d’actions concrètes, telle la ratification de la déclaration internationale des droits des immigrés que seule trois Etats arabes, dont le Maroc, ont signé. La mise en place d’une politique d’intégration de la femme dans le développement reposant sur une approche de discrimination positive en faveur de la femme. Enfin, l’élaboration d’une politique de migration dans le cadre d’une approche socio-économique globale visant une complémentarité capable d’influer sur les effets de la mondialisation; de manière à libérer les potentialités du marché arabe pour devenir plus compétitif.
LGM : quelle est la part de responsabilité de la société civile voilà ce niveau là ?
A.E : au Maroc, tout un travail d’information, de conscientisation voire de formation doit être la tâche de tous les acteurs oeuvrant pour une reconnaissance des droits de la femme et la réussite de cette transition démocratique encore fragile et fragilisée par les indicateurs élevés de la pauvreté, la marginalisation, l’analphabétisme … Il ne s’agit pas seulement de légiférer mais aussi de rendre ces lois effectives dans la vie des gens et de changer les mentalités archaïques. La responsabilité est partagée, et le fardeau pour ceux qui rêvent d’une société moderne et démocratique est très lourd. Les événements que le Maroc a connus depuis que le processus de transition démocratique a démarré sont plein d’enseignements, mais il faut continuer tout en comptabilisant les réussites et les "échecs". Aujourd’hui, on ne doit pas parler de responsabilité de manière unilatérale mais multilatérale.