Kenza Alaoui
Fatna, 38 ans, est femme de ménage. Elle est en charge d'une famille de 5 personnes : un fils chômeur, une fille, employée dans une usine, deux autres filles qui vont à l'école et bien entendu un mari, sans emploi. Quand elle s'est mariée, il y a une vingtaine d'années, elle rêvait, comme toutes les jeunes filles de son âge, d'un mari qui s'occupe d'elle.Un homme qui la prenne en charge et qui l'extirpe de sa misère. «Mais, il paraît que la misère me colle à la peau.» lance-t-elle avec amertume. «Quand il a demandé ma main, Hassan était marchand ambulant. Aujourd'hui, il a cessé toute activité et n'a plus les moyens de relancer son commerce. Je n'ai pas le choix, il faut que je travaille. Il faudrait bien que quelqu'un s'occupe de la famille. Je ne veux pas que les enfants quittent l'école. Mes filles font un effort pour y rester le plus longtemps possible. Je me bats pour qu'elles n'aient pas le même destin que moi.»En regardant ses mains abîmées par les détergents, Fatna regrette de ne pas pouvoir s'offrir des séances de manucure ou de soins comme les autres femmes. Alors qu'elle saigne à quatre veines, son chômeur de mari se prélasse à longueur de journée, dans un café, ou passe la journée à regarder la télévision. Encore pire, c'est lui qui gère ses rendez-vous avec ses clientes. Le portable de madame, il l'a confisqué pour en faire son outil de travail. Il accomplit également la fonction de caissier ou trésorier de la maison. Il compte les sous que rapporte sa femme et s'occupe de leur gestion. D'une manière générale, les femmes sont seules responsables de leurs familles, soit parce que leurs hommes sont défunts, absents, au chômage ou qu'ils ont fui leurs responsabilités. C'est dire qu'il est bien révolu le temps où le «mâle» était seul capitaine à bord du navire conjugal. Cette démission de l'homme des charges familiales ne concerne pas uniquement la population démunie ou à faible revenu. La classe moyenne n'est pas épargnée par ce phénomène. Siham, 34 ans, occupe un poste de responsabilité dans une grande société d'édition. Elle a à sa charge deux garçons et… leur père chômeur. Ce dernier, 37 ans, est titulaire d'un diplôme qui lui permet d'avoir un travail décent, qu'il a décidé de laisser tomber parce qu'étant trop stressant.La période de chômage qui n'était pas censée dépasser un mois ou deux s'est vue prolonger à plus d'une année. Pendant que monsieur «destressait», Siham devait mettre les bouchées doubles non seulement pour subvenir aux besoins vitaux de la famille, mais pour couvrir les frais exorbitants de scolarité des enfants et payer les multiples traites qui traînent depuis des années. «Ce qui me révolte avec Mohamed c'est qu'il ne fait aucun effort pour trouver du travail. Cette situation paraît l'arranger.Il passe la journée à se pavaner en voiture, pour draguer les filles, m'a-t-on appris. Je lui donne de l'argent pour acheter les cigarettes, payer son café, acheter des vêtements…».Réorganisation de la société, égalité des sexes ou mauvaise répartition des tâches entre l'homme et la femme ? Les réponses de la dizaine de femmes, prenant en charge leur famille, interrogées sur la question, sont variées mais constructives. Changement de la conjoncture et impératifs économiques reviennent souvent dans les arguments fournis par ces femmes. Des raisons sociales et éthiques sont également évoquées par certaines d'entre elles. «Le temps a changé. C'est la femme qui a cherché à devenir l'égale de l'homme, elle n'a qu'à assumer son choix. Il n'y a pas que du bon dans l'égalité des sexes», affirme Laïla, secrétaire. Amina, commerçante, va encore plus loin dans cette idée d'évolution des mœurs en expliquant que le changement de la société a été accompagné par un changement de l'image de l'homme. Il n'est plus cet être responsable et fière qui veillait sur sa famille et s'occupait d'elle. Aujourd'hui, l'image du gardien du temple familial s'est bel et bien effondrée. Le déclin de l'homme a obligé beaucoup de femmes à prendre la relève et à se passer de l'apport masculin. La floraison du secteur informel a été salvatrice pour cette tranche de la population.Les petits « boulots» qui étaient chasse gardée de la gent masculine se sont mis à se féminiser offrant ainsi aux femmes l'occasion de se faire une place dans le marché du travail. Rabia n'aurait jamais pensé vendre des cigarettes en détail si ce n'est les circonstances. Elle y a été contrainte quand son mari, toxicomane, lui lègue volontiers son commerce. Elle refuse de sombrer ou d'être une victime passive et décide de prendre les choses en main. «Tout le monde me répète que c'est un travail d'hommes. A ceux-là je réponds que j'en suis un, puisque mon mari y a renoncé. Un homme qui attend que sa femme le nourrisse ne mérite pas d'être considéré comme tel», lance-t-elle furieusement. Force est de constater que la société patriarcale a cédé la place à un nouveau modèle sociétal. Certains sociologues parlent de la fin du mythe de la domination masculine qui se transmettait de génération en génération. «A la notion de chef de famille a suppléé celle de soutien de famille. Cette situation est la résultante de transformations socioculturelles.La présence physique du mari n'a pas pour conséquence automatique sa contribution économique et ce, pour différentes raisons : invalidité, paresse, chômage, polygamie… Cela dit, la femme a beau prendre en charge la famille, elle n'acquiert pas pour autant le titre de chef», conclut un sociologue.